La vulgarisation de la sociologie à travers l'exemple de Pierre Bourdieu. Réflexions sur le discours de divulgation en sciences humaines
 
Si le discours de vulgarisation scientifique a été relativement souvent l'objet de recherches théoriques, force est de constater la rareté de réflexions critiques sur la divulgation des sciences humaines. Cet état de fait s'explique probablement par l'existence d'un fécond filon de publications consacrées à la transmission des découvertes scientifiques au grand public. Bien que les sciences humaines ne puissent pas vanter une tradition de divulgation comparable en ampleur et en fortune éditoriale, il faut cependant constater un certain épanouissement, dans les dernières années, d'ouvrages qui s'occupent de rendre ces disciplines accessibles à un public de non spécialistes. Grâce à l'œuvre des vulgarisateurs, les découvertes et les acquis concernant ces domaines peuvent d'ailleurs se répandre dans la société, nourrir le débat intellectuel et éventuellement évoluer indépendamment des auteurs qui les ont conçus en origine, en franchissant la barrière qui sépare l'initié du profane.
Etant données ces prémisses, il nous semble qu'il serait intéressant de nous pencher, d'un point de vue théorique, sur ces formes de discours. Nous voudrions nous concentrer en particulier sur la vulgarisation de l'œuvre de Pierre Bourdieu, qui est peut-être, malgré la complexité de ses textes, le sociologue/philosophe français le plus célèbre et médiatisé, au-delà de la sphère des spécialistes, non seulement en France mais aussi à l'étranger. Plus précisément, notre intention serait d'étudier quelques spécificités du discours de vulgarisation en sciences humaines à partir d'un corpus d'œuvres choisies: un numéro spécial de Sciences humaines et un autre du Magazine littéraire consacrés à ce sociologue, deux petits ouvrages didactiques visant à illustrer les grandes lignes de sa pensée, et deux livres de Bourdieu lui-même, pensés pour un public plus vaste et rédigés sous forme d'interview (cf. bibliographie).
Le point de départ de notre analyse sera la constatation de l'existence d'un débat passionné, actuellement en cours dans le domaine sociologique, concernant la question de l'engagement du chercheur vis-à-vis de la société, un débat dont témoignent par exemple trois numéros spéciaux de la revue Questions de communication , mais aussi le volume A quoi sert la sociologie , sans oublier le cas emblématique de Bourdieu lui-même, qui s'est interrogé tout au long de sa carrière sur la nécessité/opportunité d'une prise de position militante. Or, nous pensons que cette question touche de près la vulgarisation sociologique aussi: il est indéniable, en effet, que toute tentative de transmission de connaissances spécialisées à un public plus large représente un acte riche en implications politiques et éthiques. Ces implications se révèlent d'autant plus intéressantes que l'œuvre de divulgation dans le domaine sociologique est menée plutôt souvent par les sociologues eux-mêmes et non pas par des " journaliste spécialisés ", comme dans le cas de la vulgarisation scientifique.
En considérant donc la vulgarisation comme une forme d'engagement, notre but sera d'analyser les configurations discursives qu'elle peut assumer concrètement dans ses réalisations éditoriales. Plus précisément nous voudrions étudier quels sont les choix linguistiques des vulgarisateurs en ce qui concerne le système énonciatif, et notamment les indices discursifs qui signalent la présence/absence de l'énonciateur et du destinataire, les phénomènes de polyphonie et dialogisme, mais aussi les stratégies de paraphrase et reformulation. Nous croyons en effet que ces choix peuvent influer de façon importante sur la réception de ces œuvres, ce qui les rend cruciaux du point de vue de l'engagement aussi. Autrement dit, si la divulgation constitue un acte lourd d'implications pédagogiques et éthiques, nous voudrions montrer quels sont les différents visages qu'elle peut afficher du point de vue discursif à travers un corpus délibérément hétérogène et donc représentatif d'une gamme potentiellement vaste de solutions différentes: est-ce que le vulgarisateur/divulgateur révèle explicitement sa présence et se réfère ouvertement à un destinataire en prenant parti par rapport au thème traité (la sociologie de Bourdieu), ou bien préfère-t-il afficher un style apparemment neutre et objectif, en cachant tout indice de sa présence ?
Ces questions se révèlent encore plus intéressantes si l'on considère que le langage est très souvent le grand absent dans les interventions des sociologues sur leur propre engagement ; ou bien, comme dans le cas de Ce que parler veut dire de Bourdieu, la langue est conçue comme pur reflet de la société, dans le sens que ce seraient les mécanismes et les hiérarchies sociales qui légitiment la prise de parole et lui confèrent de l'autorité.
Sans nous aventurer au cœur de la dispute sur les rapports entre la société et la langue, nous pensons qu'une analyse de certains choix linguistiques des sociologues en tant que divulgateurs pourrait servir à amorcer un débat sur les différentes formes et les différents niveaux de la vulgarisation sociologique.
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