Entre loi et interprétation : dialogisme et polyphonie dans les arrêts de justice
 
Les 'judgments' rendus par les juges anglais constituent un corpus normé, important à la fois par sa taille et par son contenu, qui fait apparaître de véritables problèmes de linguistique et de sémantique théorique. Il permet l'étude de divers aspects de la langue, sur une longue période historique, non seulement au niveau du texte, mais aussi à celui du discours. Ces jugements illustrent notamment le principe de dialogisme bakhtinien (Todorov 1981). Ils comportent en effet des traces des rapports discursifs à plusieurs niveaux, entre les juges et le législateur, mais aussi entre les juges du présent et ceux du passé, sans oublier les rapports entre le discours institutionnel et la langue de tous les jours.
 Dans le système de la 'common law', les juges sont en principe liés par les décisions précédentes. Ils sont donc amenés à citer les règles introduites par les juges du passé, parfois en les réinterprétant. Le contenu de ces règles apparaît alors explicitement comme le produit d'une interaction entre interlocuteurs privilégiés. Avant d'en arriver à leurs conclusions, les juges doivent aussi tenir compte des arguments avancés par les parties, dont ils proposent systématiquement l'analyse critique, en s'appuyant à la fois sur le raisonnement juridique formel, et sur l'argumentation rhétorique. La coexistence de différents points de vue à l'intérieur d'un même jugement invite une analyse polyphonique non seulement du texte mais aussi au niveau des énoncés (Ducrot 1984).
 Les juges ont l'obligation d'appliquer les lois votées par le Parlement, afin de donner effet à l'intention supposée du législateur. Ces 'lois écrites' sont explicitement citées dans les jugements. Mais lorsque les circonstances qui se présentent dans une affaire particulière ne correspondent pas à ce qui était prévu par la législature à l'origine, les juges sont amenés à réinterpréter ces textes, en modifiant éventuellement le sens précédemment attribué aux mots. 'L'épaisseur discursive' contribue ainsi à l'évolution du sens.
 Il est aussi possible de trouver dans les textes de loi des expressions introduites à l'origine par les juges. En effet, même si le législateur entend modifier certaines règles il est probable qu'il entend préserver d'autres détails. Afin de ne pas créer des malentendus, en laissant croire à une volonté de changement, il évite alors d'introduire une nouvelle terminologie, et préfère des expressions déjà interprétées dans une série d'affaires.
 Enfin, on remarque de nombreuses expressions utilisées à l'origine dans un but normatif, mais qui sont passées dans la langue de tous les jours. Les termes juridiques sont en effet employés non seulement par les juges mais aussi par toute la population, qui ne les comprend pas toujours de la même façon. L'évolution sémantique semble alors être le produit d'une interprétation cumulative qui dépend de la mémoire discursive sur le long terme. Le processus dialogique observé dans le discours normatif confirme ainsi l'intérêt du modèle bakhtinien, à la fois dans la théorie du droit et dans le domaine de la terminologie. Plus généralement, sur le plan sémantique, cette analyse semble corroborer une notion contextualiste du sens.
 
Références
English Reports 1220-1865. Edinburgh: Green, 1932. (180 volumes)
The Law Reports 1865 - . London : ICLR.
Bakhtine, Mikhail, 1979 (1984). Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard.
Ducrot, Oswald, 1984. Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation. In Le dire et le dit. Paris: Minuit :171-233.
Moirand, Sophie, 2007. Les discours dans la presse quotidienne. Paris : PUF.
Todorov, T. 1981. Mikhail Bakhtine : le principe dialogique, suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine. Paris : Seuil.