|
Obscurité, mutisme, violence. Écrire le
Deux-Décembre
Dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851 le président
Louis-Napoléon Bonaparte et ses complices mettent à exécution un coup d'État qui
met un terme à l'expérience de la IIe République. Cet événement violent se
déroule de nuit et en silence ; si ses conséquences sont déterminantes, il passe
pour ainsi dire inaperçu au moment où il a lieu. Est-il possible dans ces
conditions de le mettre en récit ? Pour sonder ce cas-limite d'écriture de
l'événement, je propose un retour systématique sur les sources contemporaines
encore accessibles. Je les envisagerai comme des " restes ", comme les vestiges
de divers processus de soustraction. La disparition de documents importants -
qu'on songe simplement au dossier " Rubicon " de Louis-Napoléon Bonaparte -, le
mutisme des conjurés avant et pendant le coup d'État, le laconisme des textes
produits par les vainqueurs au matin du 2 décembre, la " stupeur " - terme
récurrent - des témoins, l'impression selon laquelle l'événement consiste en un
coup de théâtre irréel, la discrétion des références à la nuit du 1er au 2 dans
les sources étrangères, voilà qui signe la revanche d'un président au verbe rare
sur une parole quarante-huitarde souvent assimilée à un bavardage stérile -
mises en gardes éloquemment exprimées à l'été et à l'automne 1851 contre le
risque de coup d' État, protestations indignées des victimes d'arrestations de
la nuit du 1er au 2 décembre. Je souhaite scruter ensuite l'émergence, à
partir du milieu des années 1860, de récits produits par diverses instances
discursives (dans les dictionnaires, les livres d'histoire, les manuels
scolaires, les mémoires et témoignages, les œuvres de fiction, etc.). Mon
objectif sera de repérer et de comprendre certains symptômes d'une difficulté
d'écrire : pauvreté factuelle, atermoiements dans la désignation de l'événement,
vacillements interprétatifs, production de récits de substitution. C'est dans
cette perspective que j'étudierai par exemple le silence de Napoléon dans
l'après-coup (jusqu'à sa mort), les discours qui sous la IIIe République portent
moins sur le coup d'État lui-même que sur ses lendemains, ou encore - beaucoup
plus près de nous - le projet avorté d'une histoire du Deux-Décembre confiée à
François Mitterrand dans la collection historique " Trente journées qui ont fait
la France " (Gallimard). À l'écart donc d'une démarche classique chez les
historiens - recoudre l'événement par le récit et lui donner corps -, je me
demanderai comment composer avec le laconisme et la discontinuité des sources,
avec la violence de ce qui est advenu. Le " blanc " que Gustave Flaubert
incruste entre les chapitres 5 et 6 de la troisième partie de L'Education
sentimentale, et qui renvoie justement aux suites du Deux-Décembre, serait-il la
seule traduction envisageable d'une difficulté (impossibilité ?) d'écrire cet
événement ?
Mots clés : désignation, récit, silence,
sources, violence
R. Aminzade et al., Silence and Voice in the Study of
Contentious Politics, Cambridge, C.U.P., 2001. S. Aprile et al., Comment
meurt une République. Autour du 2 décembre 1851, Grâne, Créaphis, 2004. C.
Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris,
Seuil-Gallimard, 2003. O. Le Trocquer, " Le Deux décembre, ou le sacre de
l'auteur. Usages politiques d'un lieu commun de l'écriture de l'histoire ",
Revue d'histoire du XIXe siècle, 22, 2001-1. H. Millot et C.
Saminadayar-Perrin, 1848, Une révolution du discours, Saint-Etienne, Cahiers
intempestifs, 2001.
| |