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Une affaire de précédents. Du rôle des événements
marquants dans la portée des arguments
L'analyse de débats contemporains montre qu'une partie
importante de l'activité verbale des acteurs est consacrée à un travail de
cadrage, qui vise à construire discursivement un contexte d'interprétation en
prise avec les échanges d'arguments. Ce cadrage repose notamment sur des
schématisations, dont certaines ont une dimension temporelle qui a été très
largement négligée à ce jour par les observateurs des mécanismes argumentatifs.
Pourtant, divers procédés discursifs contribuent à conférer une historicité à
l'affrontement, et à l'inscrire dans une dynamique temporelle (Chateauraynaud
& Doury 2010). Ils permettent ainsi de sélectionner et prélever des
événements, antérieurs à la controverse ou constitutifs de son déroulement, et
de leur conférer une signification argumentative. La temporalité événementielle
et la temporalité discursive ne se recouvrent pas toujours. Leur superposition
peut faire apparaître des décalages ou des " trous " - un événement n'étant pas
repris, ou avec retard, dans la trame discursive du débat -, des conflits de
hiérarchisation - le débat conférant une place excessive ou, au contraire,
sous-évaluée, à l'événement, par rapport à son importance " réelle " -, etc. De
ce point de vue, la problématique de la temporalité des débats appelle une
association disciplinaire permettant de tenir le fil tant de la sociologie des
controverses que de la discursivité argumentative. Dans cette présentation,
on s'intéressera à un ensemble de procédés argumentatifs caractérisés par le
fait qu'ils établissent un parallèle entre deux événements ou situations, E0 et
E1. Ce parallèle s'établit sur la base d'une comparaison entre les deux
événements, comparaison au sein de laquelle E0 fait office de phore, et E1, de
thème. Il s'agit de transférer un jugement ou une " morale " admise à propos de
E0 à E1. Cet ensemble de procédés argumentatifs contribue à inscrire un débat
dans une filiation, une " mémoire polémique " (Maingueneau 1987), en tissant des
liens avec des débats antérieurs. À partir d'exemples issus du débat sur les
nanotechnologies, on montrera que les procédés obéissant à cette description
correspondent à deux conceptions de l'argumentation par le précédent : son
acception " technique " dans les travaux académiques sur l'argumentation,
juridique ou non, et son acception " ordinaire ", comme terme relevant de la
méta-argumentation spontanée. Le précédent peut être entendu dans son acception
quasi-juridique : il inscrit alors deux cas dans une catégorie commune, et, à
travers l'invocation de la règle de justice, exige que le jugement appliqué au
premier soit, a pari, appliqué au second (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1988).
Il se trouve que, du fait de la succession temporelle, un cas est antérieur à
l'autre ; mais cette dimension temporelle n'est pas centrale dans le processus
de transfert, qui repose avant tout sur une opération de catégorisation. En
revanche, dans son acception courante, le précédent ne mobilise pas - ou du
moins, pas centralement - le principe de justice. Dans les argumentations
ordinaires, la catégorisation d'un événement antérieur comme " précédent " sert
de point de départ à des argumentations qui présupposent - ou appellent de leurs
vœux - le caractère cumulatif de la connaissance par l'expérience.
Mots clés : argumentation, controverse, mémoire
polémique, précédent, scénarisation du futur
Chateauraynaud F., Torny D., 1999 : Les sombres précurseurs. Une
sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, Paris : Éditions de l'École des
Hautes Études en Sciences Sociales. Chateauraynaud F., Doury M., 2010 : "
"Désormais…" Essai sur les fonctions argumentatives d'un marqueur de rupture
temporelle ", Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], n° 4 | 2010, mis
en ligne le 15 avril 2010. URL : http://aad.revues.org/index772.htmlPerelman
C. & Olbrechts-Tyteca L., 1988 : Traité de l'argumentation. La nouvelle
rhétorique, Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles (5e
éd.). Perelman C., 1989 : " De la temporalité comme caractère de
l'argumentation ", Rhétoriques, 437-467.
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