|
Le verbe et l'événement dans les théories
linguistiques : sens verbaux, structure événementielle et limites de la
modélisation
Davidson (1967) a eu un impact
énorme dans la façon de concevoir et de modéliser les sens verbaux : en rendant
disponible une position thématique e(vent) dans la grille des prédicats, il
suggérait que cette variable se projetait dans tous les éléments de la structure
des phrases comportant un verbe d'action. Vendler (1957), puis Dowty (1979), ont
pour leur part mis au jour les subtilités temporelles de l'aspect lexical : la
quadripartition des verbes du premier, basée sur leur temporalité interne, a été
modélisée par le second sous la forme de prédicats primitifs livrant un calcul
aspectuel à partir des États, jugés ontologiquement premiers. Enfin, Bach (1981)
a pu introduire l'événement, intrinsèquement dénombrable, directement comme
espèce dans la classification des Eventualities. Parallèllement,
l'insatisfaction croissante liée à l'énonciation des listes de rôles thématiques
(les " cas " de Fillmore 1968) et une réflexion engagée sur l'existence de
proto-rôles (Dowty 1991) qui subsumeraient les autres rôles, ont conduit une
majorité des auteurs à effectuer la conjonction entre les deux domaines : les
gabarits événementiels (event templates) étaient nés, la structure
événementielle (event structure) va désormais fournir une représentation
sémantique lexicale du verbe qui puisse livrer des règles solides de réalisation
des arguments en syntaxe. Ce que la littérature nomme " structure événementielle
" d'un verbe est donc un combiné de propriétés aspectuelles de type Aktionsart
(dynamicité, transitionnalité, changement, ponctualité) et de propriétés
participatives (initiation, agentivité, causativité). Il s'agit pour
l'anglais de rendre compte de la télicité variable de la plupart des bases
verbales (verb stems), de l'insertion de celles-ci dans des structures
syntaxiques qui changent leur valeur événementielle primaire (les résultatives,
les degree achievements, etc.). Une modélisation très populaire est celle qui
représente le sens des entités linguistiques comme des interprétations (de ces
entités) sur des modèles (model-theoretic semantics) : Krifka (2001) accorde une
place cruciale aux relations de quantisation et de cumulativité entre les
dénotations de l'entité verbe (l'événement et ses traces temporelles) et de
l'entité nominale (en particulier, le thème incrémental porté par le SN objet).
L'intuition générale est que le verbe est aspectuellement (événementiellement)
sous-spécifié en anglais, et le gros du travail d'interfaçage avec la syntaxe
est assuré par les caractéristiques du SN objet. Cependant, ce mode de
représentation par gabarit événementiel, en raison du fait qu'il n'est au fond
que de la syntaxe déguisée (Koenig et Davis 2006), a poussé la recherche de ces
dix dernières années à la mise au jour de valeurs ou traits sémantiques plus
généraux responsables des alternances constatées. En particulier, Hay et al.
(1999), Kennedy et Levin (2008) ont suggéré qu'il est possible de proposer une
analyse unifiée de ces comportements variables si on extrait un trait sémantique
de type " échelle " (scale). Le changement qu'induit tel ou tel verbe se mesure
selon un gradient sur une échelle qui le mesure (Rappaport Hovav 2008). Cette
recherche a permis de montrer que le verbe anglais est très sous-spécifié
quant au type d'événement (changement ou non) qu'il met en place, contrairement
à ce qui était admis depuis Vendler, et a relégué l'event structure à
l'arrière-plan. Ces modèles sont presque exclusivement centrés sur l'anglais
; or l'entité linguistique appelée " verbe " peut se présenter comme très
différente d'une langue à l'autre. En russe ou en hongrois, il est constitué la
plupart du temps comme un complexe " préfixe+base verbale " (Prf+V) ; certaines
langues asiatiques comme le khmer connaissent les verbes en série. Par exemple,
le verbe simplex anglais find, " trouver ", se dit na-ijti (" 'sur'- aller ") en
russe, "r??k baan " (" 'chercher' - 'avoir accès' ") en khmer,
c'est-à-dire que ce que l'anglais conceptualise comme un seul " événement " en
surface est déroulé sous forme de plusieurs déterminations dans ces langues.
Notons que dans les écoles linguistiques russes, les modèles logicistes basés
sur un format de type event structure qui viendrait compenser la pauvreté de
l'input morphologique, n'existent pas. La second partie de la communication
explorera donc la pertinence des modèles événementiels (dont, scalaires)
présentés dans la première partie, à l'étude du verbe russe. Celui-ci étant
morphologiquement riche, spécifié pour l'aspect (tout verbe russe est perfectif
ou imperfectif), des questions comme la télicité variable ne se posent jamais.
D'autre part, même s'il est tentant d'assimiler les préfixes verbaux à des
expressions induisant une sémantique scalaire (Filip 2008), cela n'est
empiriquement pas tenable. Les modèles qui rendent le plus justice aux
phénomènes constatés représentent les sens verbaux indépendamment de
l'appariement en syntaxe : les linguistes cognitivistes (Janda 2008), le "
préfixologue " Krongauz (1998) et les linguistes de la TOE (Théorie des
Opérations Énonciatives) Paillard et Dobrušina (2001) considèrent que les
deux éléments de la combinaison Prf+V en russe conservent leur autonomie
sémantique, et que l'apport sémantique du préfixe est de transformer une
situation en événement : tout préfixe, en s'alliant à une base verbale, "
programme au moins deux situations ainsi que le passage de l'une à l'autre "
(Krongauz 2008 :171). Il existe des principes combinatoires réguliers
représentables et stables ; l'unité obtenue est complexe du point de vue
sémantique, mais " simple " du point de vue de la syntaxe (le concept de
prédicat complexe est largement utilisé). Finalement, ces analyses reprennent
les intuitions de Davidson et de Bach : dans la combinaison Prf+V , chacun des
deux éléments apporte sa sémantique qui déroule progressivement le sens de
l'ensemble, et le résultat est un événement, dont l'essence est d'exprimer le
changement par rapport à un état stable du monde, contrairement à l'action, qui
met surtout en jeu l'instigateur du processus. Au total, les écoles
linguistiques présentent des divergences non seulement dans la façon de définir
l'événement porté par le verbe, mais dans la façon même de le modéliser selon la
langue décrite : le verbe russe dans les théories présentés ci-dessus n'est pas
analysé comme une interprétation sur des modèles, mais est une unité
linguistique naturelle (symbolique et arbitraire) au sens abstrait et général
(Ruhl 1989) qui construit sa spécification (événement, processus, propriété)
dans l'instance énonciative au moyen des moyens morphologiques riches fournis
par le système de la langue. La prise en compte de ces langues dans lesquelles
le verbe est exprimé différemment amène à la conclusion qu'une approche qui
privilégie les données empiriques comme préalables à la formalisation semble
préférable. En particulier, les phénomènes liés aux particules adverbiales
(down, up, over, off, etc.), largement négligées dans les approches de
sémantique formelle, peuvent fournir les bases d'un traitement plus empirique et
lexical de ces phénomènes pour l'anglais.
Bach, E., 1981, " On Time, Tense and Aspect: An essay in English
Metaphysics ", in Cole, P. (éd.), Radical Pragmatics, New York, Academic Press,
p. 63-81. Corre, E., 2009, De l'aspect sémantique à la structure de
l'événement : les verbes anglais et russe, Paris, PSN. Davidson, D.,
2001,[1967], Essays on Actions and Events: " The Logical Form of Action
Sentences ", Oxford, Clarendon Press. Dobrušina, K., Paillard, D., et
Mellina, E., 2001, Russkie pristavki : mnogozna?nost' i semanti?eskoe edinstvo
(Les préverbes russes : polysémie et identité sémantique), Moscou, izd. Russkie
slovari. Dowty, D. R., 1979, Word Meaning and Montague Grammar, Dordrecht,
Reidel. Dowty, D. R., 1991, " Thematic Proto-Roles and Argument Selection ",
in Language n°67, p. 547-619. Filip, H., 2008, "Events and maximalization:
the case of telicity and perfectivity", in S. Rothstein (ed), Theoretical and
Crosslinguistic Approaches to the Semantics of Aspect, Amsterdam, John Benjamins
Publ. Company, 217-253. Janda, L., 2007, "Aspectual clusters of Russian
verbs", Studies in Language, Vol. 31:3, John Benjamins, 607-648. Kennedy, C.
et Levin, B., 2008, "Measure of change: the adjectival core of degree
achievements", in L. McNally et C. Kennedy (eds), Adjectives and Adverbs:
Syntax, semantics and Discourse, 156-182, Oxford, O.U.P. Koenig, J-P. et
Davis, A., 2006, "The KEY to lexical semantic representations", Journal of
Linguistics 42.71-108. Krifka, M., 2001, " The Origins of Telicity ", in
Rothstein, S. (éd.), Events and grammar, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,
p. 197-236. Krongauz, M.A., 1998, Pristavki i glagoly v russkom jazyke :
semanti?eskaja grammatika (Les préverbes et les verbes en russe : grammaire
sémantique), Moscou, Jazyki russkoj kul'tury. Vendler, Z., 1957, " Verbs and
Times ", in Linguistics in Philosophy (1967), Ithaca, New York, Cornell
University Press, p. 97-121.
| |