Éric CORRE
Université Sorbonne nouvelle - Paris 3
eric.corre@univ-paris3.fr
 
Le verbe et l'événement dans les théories linguistiques : sens verbaux, structure événementielle et limites de la modélisation
 
Davidson (1967) a eu un impact énorme dans la façon de concevoir et de modéliser les sens verbaux : en rendant disponible une position thématique e(vent) dans la grille des prédicats, il suggérait que cette variable se projetait dans tous les éléments de la structure des phrases comportant un verbe d'action. Vendler (1957), puis Dowty (1979), ont pour leur part mis au jour les subtilités temporelles de l'aspect lexical : la quadripartition des verbes du premier, basée sur leur temporalité interne, a été modélisée par le second sous la forme de prédicats primitifs livrant un calcul aspectuel à partir des États, jugés ontologiquement premiers. Enfin, Bach (1981) a pu introduire l'événement, intrinsèquement dénombrable, directement comme espèce dans la classification des Eventualities. Parallèllement, l'insatisfaction croissante liée à l'énonciation des listes de rôles thématiques (les " cas " de Fillmore 1968) et une réflexion engagée sur l'existence de proto-rôles (Dowty 1991) qui subsumeraient les autres rôles, ont conduit une majorité des auteurs à effectuer la conjonction entre les deux domaines : les gabarits événementiels (event templates) étaient nés, la structure événementielle (event structure) va désormais fournir une représentation sémantique lexicale du verbe qui puisse livrer des règles solides de réalisation des arguments en syntaxe. Ce que la littérature nomme " structure événementielle " d'un verbe est donc un combiné de propriétés aspectuelles de type Aktionsart (dynamicité, transitionnalité, changement, ponctualité) et de propriétés participatives (initiation, agentivité, causativité).
Il s'agit pour l'anglais de rendre compte de la télicité variable de la plupart des bases verbales (verb stems), de l'insertion de celles-ci dans des structures syntaxiques qui changent leur valeur événementielle primaire (les résultatives, les degree achievements, etc.). Une modélisation très populaire est celle qui représente le sens des entités linguistiques comme des interprétations (de ces entités) sur des modèles (model-theoretic semantics) : Krifka (2001) accorde une place cruciale aux relations de quantisation et de cumulativité entre les dénotations de l'entité verbe (l'événement et ses traces temporelles) et de l'entité nominale (en particulier, le thème incrémental porté par le SN objet). L'intuition générale est que le verbe est aspectuellement (événementiellement) sous-spécifié en anglais, et le gros du travail d'interfaçage avec la syntaxe est assuré par les caractéristiques du SN objet. Cependant, ce mode de représentation par gabarit événementiel, en raison du fait qu'il n'est au fond que de la syntaxe déguisée (Koenig et Davis 2006), a poussé la recherche de ces dix dernières années à la mise au jour de valeurs ou traits sémantiques plus généraux responsables des alternances constatées. En particulier, Hay et al. (1999), Kennedy et Levin (2008) ont suggéré qu'il est possible de proposer une analyse unifiée de ces comportements variables si on extrait un trait sémantique de type " échelle " (scale). Le changement qu'induit tel ou tel verbe se mesure selon un gradient sur une échelle qui le mesure (Rappaport Hovav 2008). Cette recherche  a permis de montrer que le verbe anglais est très sous-spécifié quant au type d'événement (changement ou non) qu'il met en place, contrairement à ce qui était admis depuis Vendler, et a relégué l'event structure à l'arrière-plan.
Ces modèles sont presque exclusivement centrés sur l'anglais ; or l'entité linguistique appelée " verbe " peut se présenter comme très différente d'une langue à l'autre. En russe ou en hongrois, il est constitué la plupart du temps comme un complexe " préfixe+base verbale " (Prf+V) ; certaines langues asiatiques comme le khmer connaissent les verbes en série. Par exemple, le verbe simplex anglais find, " trouver ", se dit na-ijti (" 'sur'- aller ") en russe, "r??k baan " (" 'chercher' - 'avoir accès' ") en khmer,  c'est-à-dire que ce que l'anglais conceptualise comme un seul " événement " en surface est déroulé sous forme de plusieurs déterminations dans ces langues. Notons que dans les écoles linguistiques russes, les modèles logicistes basés sur un format de type event structure qui viendrait compenser la pauvreté de l'input morphologique, n'existent pas. La second partie de la communication explorera donc la pertinence des modèles événementiels (dont, scalaires) présentés dans la première partie, à l'étude du verbe russe. Celui-ci étant morphologiquement riche, spécifié pour l'aspect (tout verbe russe est perfectif ou imperfectif), des questions comme la télicité variable ne se posent jamais. D'autre part, même s'il est tentant d'assimiler les préfixes verbaux à des expressions induisant une sémantique scalaire (Filip 2008), cela n'est empiriquement pas tenable.
Les modèles qui rendent le plus justice aux phénomènes constatés représentent les sens verbaux indépendamment de l'appariement en syntaxe : les linguistes cognitivistes (Janda 2008), le " préfixologue " Krongauz (1998) et les linguistes de la TOE (Théorie des Opérations Énonciatives)  Paillard et Dobrušina (2001) considèrent que les deux éléments de la combinaison Prf+V en russe conservent leur autonomie sémantique, et que l'apport sémantique du préfixe est de transformer une situation en événement : tout préfixe, en s'alliant à une base verbale, " programme au moins deux situations ainsi que le passage de l'une à l'autre " (Krongauz 2008 :171). Il existe des principes combinatoires réguliers représentables et stables ; l'unité obtenue est complexe du point de vue sémantique, mais " simple " du point de vue de la syntaxe (le concept de prédicat complexe est largement utilisé). Finalement, ces analyses reprennent les intuitions de Davidson et de Bach : dans la combinaison Prf+V , chacun des deux éléments apporte sa sémantique qui déroule progressivement le sens de l'ensemble, et le résultat est un événement, dont l'essence est d'exprimer le changement par rapport à un état stable du monde, contrairement à l'action, qui met surtout en jeu l'instigateur du processus.
Au total, les écoles linguistiques présentent des divergences non seulement dans la façon de définir l'événement porté par le verbe, mais dans la façon même de le modéliser selon la langue décrite : le verbe russe dans les théories présentés ci-dessus n'est pas analysé comme une interprétation sur des modèles, mais est une unité linguistique naturelle (symbolique et arbitraire) au sens abstrait et général (Ruhl 1989) qui construit sa spécification (événement, processus, propriété) dans l'instance énonciative au moyen des moyens morphologiques riches fournis par le système de la langue. La prise en compte de ces langues dans lesquelles le verbe est exprimé différemment amène à la conclusion qu'une approche qui privilégie les données empiriques comme préalables à la formalisation semble préférable. En particulier, les phénomènes liés aux particules adverbiales (down, up, over, off, etc.), largement négligées dans les approches de sémantique formelle, peuvent fournir les bases d'un traitement plus empirique et lexical de ces phénomènes pour l'anglais.
 
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