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La niche et le bouclier : rôle du processus métaphorique
dans la construction d'une désignation sociale et événementielle
Actuellement les expressions niche fiscale et bouclier fiscal
(les noms têtes de groupe étant en emploi métaphorique) renvoient au domaine
politico-financier et désignent toutes deux des dispositifs fiscaux dérogatoires
: dérogation fiscale permettant de payer moins d'impôts pour la première,
plafonnement des impôts à 50% des revenus fiscaux d'un contribuable pour la
seconde. Or aucune de ces deux expressions n'actualise aujourd'hui le sens que
chacune construisait au départ : le syntagme bouclier fiscal, calque de
l'italien (scudo fiscale), est utilisé par les médias et les politiques français
dans un sens qui n'est pas le sens transalpin, la traduction s'avérant ainsi une
trahison, tandis que l'expression niche fiscale, définie dans le Journal
Officiel du 12 mai 2000 comme " une lacune ou un vide législatif permettant
d'échapper à l'impôt sans être en infraction " ne construit pas actuellement
l'idée d'un " vide législatif ", mais au contraire renvoie à un dispositif
législatif ou réglementaire à caractère dérogatoire ayant pour effet une
diminution des recettes fiscales (pour l'État), et un allégement fiscal (pour le
contribuable). Ce dernier syntagme s'est imposé dans les médias en prenant
progressivement la place de la dénomination plus neutre dépense(s) fiscale(s),
elle-même calquée (en 1979) sur l'anglais tax expenditures (concept développé
par l'adjoint au trésor américain Stanley Surrey en 1967) et définie dans le
projet de loi de finances de 1980 comme " toute disposition législative ou
réglementaire dont la mise en œuvre entraîne pour l'État une perte de recettes
et donc, pour les contribuables un allégement de leur charge fiscale par rapport
à ce qui serait résulté de la norme, c'est à dire des principes généraux du
droit fiscal français ". Le passage d'une dénomination à l'autre signe un
glissement de point de vue, la métaphore niche inscrivant le point de vue du
contribuable bénéficiaire, dépense(s) celui de l'État, mais faisant aussi
entendre un certain rapport polémique à la réalité ainsi désignée. La
consultation de la base de données Factiva m'a permis de reconstituer les
chemins empruntés par ces métaphores et leur circulation. En m'appuyant sur les
outils de l'analyse du discours, je tenterai dans un premier temps de montrer
comment le dialogisme conflictuel qui les sous-tendait initialement s'estompe au
fil des emplois, au point que la figure tombe dans le fonds commun du discours
social et médiatique. Cette approche historique me servira d'appui pour aborder
les questions suivantes : pourquoi ces métaphores n'ont-elles pas été reprises
pendant un certain temps, avant d'avoir le succès médiatique que l'on sait ?
Quelle(s) représentation(s) cristallisent-elles, quel point de vue
construisent-elles de l'événement fiscal qu'elles sont chargées de désigner ?
Comment passe-t-on d'une subjectivité définitoire du fait métaphorique à une
représentation objectivante qui n'implique plus vraiment de questionnement ?
Puis, une fois que la polémicité initiale s'est plus ou moins effacée, comment
ces métaphores se rechargent-elles de polémicité ?
Mots clés : dialogisme, énonciation,
mot-événement, point de vue, processus métaphorique
Bakhtine M., [1929] 1977, Le Marxisme et la Philosophie du
langage, essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, Paris :
Éditions de Minuit. Détrie C., 1998, " Comme dit l'autre : l'autre, le
corps et le réel dans le processus métaphorique ", L'Autre en discours,
Montpellier : Presses de l'Université Paul Valéry, 165-187. Détrie C., 2001,
Du sens dans le processus métaphorique, Paris : Champion. Krieg-Planque A.,
2009, La notion de " formule " en analyse du discours. Cadre théorique et
méthodologique, Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté. Moirand
S., 2007, Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre,
Paris : PUF.
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