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La réminiscence comme événement : saillance, agentivité,
transformation
Les familiers d'À la Recherche du temps perdu de M. Proust
savent combien la résurgence d'un souvenir involontaire compte dans la vie du
héros comme un véritable événement : ce " bouleversement de toute ma personne "
est riche en conséquences pratiques, puisqu'une série d'entre eux amènent le
protagoniste au passage à l'acte : à l'accomplissement de sa vocation, à
l'écriture de son grand roman. Sur le plan des lois narratives (Adam 1992), la
réminiscence opère donc une transformation radicale (apicale), en tant qu'elle
métamorphose le héros, de mondain oisif et paresseux en écrivain solitaire et
acharné. C'est qu'elle a, comme un soulèvement géologique, le pouvoir de
déstabiliser les coordonnées spatiales et temporelles usuelles, et de ramener en
plein jour un passé oublié, " matière précieuse " du roman. Or la mise en
œuvre linguistique de la réminiscence n'est pas une exclusive proustienne : on
la rencontre dans nombre d'œuvres modernes (surtout depuis Rousseau) et
contemporaines, dans la lignée de Proust. Œuvrant sur un corpus de plus de 160
occurrences textuelles de réminiscences (dont 100 tirées de la Recherche, Henrot
1991-2008), la présente réflexion veut mettre en lumière, en particulier, les
constantes linguistiques qui marquent ce type de discours événementiel. Le
brutal télescopage des cadres spatio-temporels dû à la réminiscence s'exprime
dans le subtil " jeu " des tiroirs verbaux sur les axes de
l'antériorité/postériorité et de l'avant-plan/arrière-plan (Weinrich 1963,
Ricœur 1983-5, Gosselin 1996, Réseaux 75-76-139), et sur un système
d'oppositions perceptives cardinales. Par ailleurs, le caractère événementiel de
l'épiphanie atteint profondément les aspects du prédicat (singulatif vs
itératif, inchoatif vs terminatif etc., RLV 37 2008). Quant à l'émotion forte
qui en jaillit, elle s'inscrit dans une modalisation subjective où la volonté de
l'esprit en quête de savoir se trouve momentanément mise en échec (ou du moins
en sursis). Mais surtout, le caractère involontaire de l'événement, dont le
personnage remémorant n'est pas l'actant, mais tout au plus le siège, le
bénéficiaire ou la victime, s'appuie sur une transformation superficielle de la
syntaxe imposée aux cas profonds (Fillmore 1971, 2003 ; Davidson 1980) en une
constante démotion du sujet (Guillaume 1929) responsable de nombreuses
constructions moyennes (Melis 1990), passives (Schøsler 2000) et impersonnelles
(Maillard 1991) ; ou bien des constructions actives dont, non certes l'agent,
mais la cause agentive est dévolue à l'objet, à la sensation, à la cognition, à
l'émotion, ou à l'événement lui-même. L'intense travail des sens et de l'esprit
enclenché à l'occasion de l'événement de mémoire requiert, pour être transmis au
lecteur, un travail morphosyntaxique de la langue, une " grammaire de
l'événement " intime (Van de Velde 2006) qui frappe par ses constantes, quel que
soit l'auteur abordé.
Mots clés : aspect, grammaire des cas, mémoire
involontaire, Proust, voix moyenne
Glaudes, Pierre, Meter, Helmut (eds.) (2005), Le sens de
l'événement dans la littérature du XIXe et XXe siècles, Actes du Colloque
international de Klagenfurt. Melis, Ludo (1990), La Voie pronominale,
Gembloux/Paris, Deboeck-Duculot. Recherches linguistiques de Vincennes n° 37
(2008) : Aspect et pluralités d'événements. Rousseau, F., Thomas, J.-F. éds
(2008) : La fabrique de l'événement, Paris, Houdiard Éditeur Van de Velde, D.
(2006) : Grammaire des événements. Presses Universitaires du
Septentrion
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