Francesco PIGOZZO
Université de Pise
f.pigozzo@gmail.com
 
La mémoire des événements : choix ou nécessité ? La logique événementielle dans les Mémoires du duc de Saint-Simon
 
Le duc de Saint-Simon a été souvent " qualifié " de " petitesse " dans son choix des événements à privilégier tout au long de la chronique du règne finissant de Louis XIV et de la Régence qui le suivit : de Michelet à Le Roy Ladurie, les historiens français n'ont jamais fini de souligner le caractère somme toute privé de ce que ce duc et pair de France semble investir d'une valeur " historique ". C'est pourtant à partir de ces petits faits divers qu'on a pu reconnaître aux Mémoires de Saint-Simon une extraordinaire sensibilité pré-historiciste (Auerbach) et une lucidité politique unique parmi ses contemporains (Girard). Qu'elle soit fondée ou apparente, cette discussion soulève évidemment une série de questions sur la nature de la connaissance historique : elle interroge d'abord la distinction entre une notion absolue de " l'événement " et une autre relative aux valeurs, elle suggère ensuite d'outrepasser l'évaluation du contenu " brut " des événements rapportés pour tenter d'étudier la manière de les concevoir et de les construire (le style, dans un sens non seulement élocutif mais aussi " inventif "), elle invite enfin à se poser la question du paradigme épistémologique que soustend l'exigence d'interpréter l'histoire.
À la croisée du subjectif et de l'objectif, l'" histoire particulière " pratiquée et théorisée par Saint-Simon représente par son accomplissement même une source exceptionnellement riche d'exemples concrets qui s'offrent à une approche linguistique et stylistique de la problématique esquissée ci-dessus : la revue militaire du champ de Compiègne, la mort de Monseigneur, le lit de justice du 1718 ne sont que les lieux majeurs d'un texte qu'on pourrait dire entièrement obsédé par l'idée de changement, par la puissance en même temps révélatrice et créatrice de " ce qui arrive ". C'est que l'identité culturelle de l'instance narrative et discursive des Mémoires est idéologiquement liée au rêve d'immobilité qui est typique d'une société d'ordres. La grandeur du duc de Saint-Simon réside justement dans l'authenticité passionnelle qu'il investit dans la lutte avec son plus fascinant et mortel ennemi, c'est-à-dire ce qui est individuel dans le temps, ce qui s'écarte d'une coutume plus ou moins érigée en idéal normatif et qui devient par là remarquable. En raison de cette authenticité, l'axiologie saint-simonienne est secrètement troublée par une notion socialement anticipatrice d'" événement " et, plus généralement, d'Histoire.
Dans ce cadre, l'exploitation de quelques passages fondamentaux des Mémoires à la lumière de la méthode littéraire de Francesco Orlando, permettra de reconstituer une sorte de négatif archétypal moderne de l'événement, en faisant appel à une continuité entre les différents niveaux du discours : à partir de certaines données linguistiques et narratologiques récurrentes on parviendra à analyser une véritable logique des événements, qui, tout en mettant en cause les émotions, la position gnoséologique et les aspirations éthiques de Saint-Simon, ouvre une perspective de long-terme sur la relation entre l'obsession événementielle et la désacralisation de l'histoire, entre l'idée d'événement et celle à peine naissante de progrès.
 
Mots clés : axiologie,  émotion, histoire, mémoire, Saint-Simon, style
 
Saint-Simon, Mémoires. Additions, éd. Yves Coirault, Gallimard, Paris 1983-1988.
E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. C. Heim, Gallimard, Paris, 1968.
F. Orlando, Per una teoria freudiana della letteratura, Einaudi, Torino 1992 [1973 e 1987].
R. Mousnier, " Le duc de Saint-Simon et la transition ", dans Les institutions de la France sous lamonarchie absolue, Quadrige - P.U.F., Paris 2005 [1974], pp. 24-33.
M. Hersant, Le Discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint-Simon, Champion, Paris,
2009.