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La mémoire des événements : choix ou nécessité ? La
logique événementielle dans les Mémoires du duc de Saint-Simon
Le duc de Saint-Simon a été souvent " qualifié " de "
petitesse " dans son choix des événements à privilégier tout au long de la
chronique du règne finissant de Louis XIV et de la Régence qui le suivit : de
Michelet à Le Roy Ladurie, les historiens français n'ont jamais fini de
souligner le caractère somme toute privé de ce que ce duc et pair de France
semble investir d'une valeur " historique ". C'est pourtant à partir de ces
petits faits divers qu'on a pu reconnaître aux Mémoires de Saint-Simon une
extraordinaire sensibilité pré-historiciste (Auerbach) et une lucidité politique
unique parmi ses contemporains (Girard). Qu'elle soit fondée ou apparente, cette
discussion soulève évidemment une série de questions sur la nature de la
connaissance historique : elle interroge d'abord la distinction entre une notion
absolue de " l'événement " et une autre relative aux valeurs, elle suggère
ensuite d'outrepasser l'évaluation du contenu " brut " des événements rapportés
pour tenter d'étudier la manière de les concevoir et de les construire (le
style, dans un sens non seulement élocutif mais aussi " inventif "), elle invite
enfin à se poser la question du paradigme épistémologique que soustend
l'exigence d'interpréter l'histoire. À la croisée du subjectif et de
l'objectif, l'" histoire particulière " pratiquée et théorisée par Saint-Simon
représente par son accomplissement même une source exceptionnellement riche
d'exemples concrets qui s'offrent à une approche linguistique et stylistique de
la problématique esquissée ci-dessus : la revue militaire du champ de Compiègne,
la mort de Monseigneur, le lit de justice du 1718 ne sont que les lieux majeurs
d'un texte qu'on pourrait dire entièrement obsédé par l'idée de changement, par
la puissance en même temps révélatrice et créatrice de " ce qui arrive ". C'est
que l'identité culturelle de l'instance narrative et discursive des Mémoires est
idéologiquement liée au rêve d'immobilité qui est typique d'une société
d'ordres. La grandeur du duc de Saint-Simon réside justement dans l'authenticité
passionnelle qu'il investit dans la lutte avec son plus fascinant et mortel
ennemi, c'est-à-dire ce qui est individuel dans le temps, ce qui s'écarte d'une
coutume plus ou moins érigée en idéal normatif et qui devient par là
remarquable. En raison de cette authenticité, l'axiologie saint-simonienne est
secrètement troublée par une notion socialement anticipatrice d'" événement "
et, plus généralement, d'Histoire. Dans ce cadre, l'exploitation de quelques
passages fondamentaux des Mémoires à la lumière de la méthode littéraire de
Francesco Orlando, permettra de reconstituer une sorte de négatif archétypal
moderne de l'événement, en faisant appel à une continuité entre les différents
niveaux du discours : à partir de certaines données linguistiques et
narratologiques récurrentes on parviendra à analyser une véritable logique des
événements, qui, tout en mettant en cause les émotions, la position
gnoséologique et les aspirations éthiques de Saint-Simon, ouvre une perspective
de long-terme sur la relation entre l'obsession événementielle et la
désacralisation de l'histoire, entre l'idée d'événement et celle à peine
naissante de progrès.
Mots clés : axiologie, émotion, histoire,
mémoire, Saint-Simon, style
Saint-Simon, Mémoires. Additions, éd. Yves Coirault, Gallimard,
Paris 1983-1988. E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans
la littérature occidentale, trad. C. Heim, Gallimard, Paris, 1968. F.
Orlando, Per una teoria freudiana della letteratura, Einaudi, Torino 1992 [1973
e 1987]. R. Mousnier, " Le duc de Saint-Simon et la transition ", dans Les
institutions de la France sous lamonarchie absolue, Quadrige - P.U.F., Paris
2005 [1974], pp. 24-33. M. Hersant, Le Discours de vérité dans les mémoires
du duc de Saint-Simon, Champion, Paris, 2009.
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