Louis QUÉRÉ
École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris
quere@ehess.fr

Les formes de l'événement. Quelques considérations pragmatiques
 
Du point de vue pragmatique élaboré par le pragmatisme américain, l'intérêt analytique porte sur les différentes manières dont l'événement entre dans l'expérience, et dont il y opère. Pourquoi choisir ce critère de l'entrée dans l'expérience ? Parce que ne comptent que les événements dont nous pouvons avoir l'expérience. En effet, il se passe une infinité de choses dans notre monde en mouvement et en transformation continus, mais elles ne sont pas des événements pour nous, soit parce qu'elles sont indifférentes à nos activités vitales, soit parce qu'elles ne font pas partie des changements spatio-temporels que nous pouvons observer ordinairement, compte tenu de nos capacités, de nos pratiques et de nos habitudes.
On peut alors distinguer deux grandes modalités d'expérience de l'événement.
La première est l'expérience immédiate, dans laquelle l'événement est rencontré dans son immédiateté concrète sous l'aspect d'un tout qualitatif,  et éprouvé sur le mode, direct et non réfléchi, de l'avoir, du ressentir ou du subir. Cette immédiateté, qui est celle d'un " becoming " spécifique, (Mead), est ineffable, parce qu'on ne peut pas la restituer, dans son aspect vivant, par des descriptions ou des définitions ; on peut tout au plus la pointer verbalement du doigt. Mais elle suscite la réflexion, c'est-à-dire la recherche de connections par la pensée.
La seconde modalité est l'expérience cognitive du jugement. Juger c'est rendre déterminé, c'est-à-dire organiser et ordonner, établir des relations définies. L'événement entre ici dans l'expérience en tant qu'objet d'enquête, et revêt une autre forme de " becoming " : il est nommé, identifié " sous une description " et doté de significations, notamment en termes de conséquences potentielles dans le cadre des activités humaines, en référence à une situation. Dans cette modalité, l'événement se transforme en un objet doté d'une permanence et d'une stabilité relatives, un objet plus gérable que les événements dans leur immédiateté. Mais il est passé (et oublié, voire occulté ?), en tant qu'occurrence concrète, ce qui veut dire qu'il est appréhendé, comme objet, depuis un nouveau présent et en fonction d'événements subséquents et de leur devenir en cours. Comme le dit J. Dewey, " une fois qu'ils ont été nommés, les événements mènent une autre vie, indépendante ".  Ils acquièrent, entre autres, de nouveaux modes d'opération et de nouvelles propriétés. Mais ce n'est pas parce qu'il est transformé en objet de jugement que l'événement cesse d'opérer dans l'expérience. Il acquiert une nouvelle forme d'opérativité ; il peut notamment fait retour dans le cours des événements " bruts " et y produire des effets spécifiques.
C'est cette transmutation permettant aux événements de " mener une nouvelle vie ", et ce qu'elle produit, que je tenterai de décrire dans mon exposé, en m'appuyant sur des exemples tirés de l'actualité. Je m'appuierai essentiellement sur les ouvrages de J. Dewey (Experience and Nature ; L'art comme expérience ; Logique. Théorie de l'enquête), et de G. H. Mead (The Philosophy of the Present).